Léon Weil, une vie volée à la mort
LE MONDE | 19.04.06 |
Le Chemin des Dames, Craonne : Léon Weil aura vécu un terrible baptême du feu, au printemps 1917. Le 16 avril, le général Nivelle lance dans l'Aisne une offensive qui vire au hachoir humain. A 20 ans, l'appelé est jeté dans cette bataille gourmande en chair fraîche. "Voilà comment ça se passait. Il fallait sortir de la tranchée et partir à la baïonnette ou au pas de guerre vers le trou d'en face pour tuer le copain. Puis il fallait revenir vivant. Ça, c'était le plus dur parce que ça tombait... Les mitrailleuses, ça claquait." Parfois, l'assaut parvient jusqu'à la tranchée allemande. C'est le corps-à-corps. " Lors d'une attaque, un jour, un soldat allemand désarmé nous regardait venir vers lui. Un gars voulait le tuer. J'ai crié : "Arrête, ça suffit !" Ce ne sont pas des souvenirs très beaux... ces morts, ces blessés..."
La France s'apprête une nouvelle fois à fêter avec fastes la victoire de Verdun, en 1916. Mais l'anniversaire du gâchis de l'année suivante, ces dizaines de milliers de tués pour satisfaire la fatuité d'un état-major, sera une nouvelle fois passé par pertes et profits. Léon, lui, n'oublie pas et tempête contre ce jeu stupide "à celui qui aura le plus de morts", contre cette machine "à faire des veuves et des orphelins".
A 109 ans, le rescapé se demande toujours pourquoi lui n'est pas sous une des croix blanches qui ont poussé au carré sur le plateau de l'Aisne. Quatre-vingt-neuf ans plus tard, assis dans un fauteuil, dans l'appartement parisien de ses enfants, il n'a toujours pas résolu cette énigme de la vie. "J'étais dans un trou. J'ai eu l'idée de changer et de me mettre en face. Un gars a pris ma place. Au bout d'un moment, je lui ai dit : undefinedundefined Viens avec moi, ne reste pas là !" Il m'a répondu : "Cause à l'autre !" Un obus est tombé. Il a été tué. Curieux quand même."
Pourquoi lui a-t-il survécu et fait plus que son temps ? Pourquoi l'autre a-t-il été du nombre de ces "morts pour rien" comme l'ont été deux frères de Léon, Maxime et Désiré ? Pourquoi ? "Question de chance", dit-il, faute de mieux.
Incorporé en août 1916, Léon Weil est "parti sans enthousiasme au casse-pipe". Quelques mois de classe à Lons-le-Saunier et puis c'est tout de suite "la grande boucherie". Magie de l'armée, le Parisien, fils d'un commerçant du 10e arrondissement, est versé dans les chasseurs alpins. Il intègre une troupe d'élite que les Allemands ont surnommée les "Diables bleus". Son bataillon multiplie les actions d'éclat et les citations.
Mais le soldat Weil a toujours pensé qu'"il n'y avait rien à défendre" dans cette guerre, même si sa mère était une Alsacienne originaire d'Obernai. Avec sa batterie de médailles militaires, sa légion d'honneur, le pacifiste a au moins acquis ce droit. "Les Allemands, ils étaient comme nous, des pauvres types qui se faisaient casser la gueule pour rien. Nous pensions que c'était absurde et eux aussi."
Et puis, fatigués, les soldats ont refusé de sortir de la tranchée au coup de sifflet. Ce sont les mutineries de 1917. Léon est commis dans un peloton d'exécution. "Je leur ai dit qu'il ne fallait pas compter sur moi. J'ai fait un peu de prison pour ça." On le sort de cet autre trou. On a trop besoin d'hommes. Il se retrouve sur les pentes du Grand Ballon d'Alsace. Un camarade expire dans ses bras en disant : "N'écris pas !", espérant retarder la peine de ses parents. "Il sera toujours assez temps", pense aussi Léon. Il rédige quand même une lettre à la famille. Avec des nouvelles rassurantes.
Au printemps 1918, Léon demande à intégrer un régiment de tanks. Il est envoyé en formation à Orléans, où le surprend l'Armistice. "J'ai accueilli la nouvelle avec joie, et je n'étais pas le seul, je vous le promets." Démobilisé en 1919, il revient à Paris et reprend son métier de vendeur dans un grand magasin. Il y côtoie ceux qui se sont enrichis. "Les fournisseurs des armées se sont rempli les poches. Les marchands de canons en ont bien profité." Mais bon ! Plus personne ne ferait fortune avec le sang des autres, assurait-on dans ce temps qui ne se savait pas entre deux guerres. "C'était la der des ders, du moins on le disait."
Le vétéran n'y croit qu'à moitié. Il sent qu'il faut profiter du temps présent. Il se jette dans les Années folles, se gave de théâtre. "J'y allais le dimanche avec ma femme. J'ai vu Sarah Bernhardt, tous les cracks du moment ! J'allais aux théâtres de la Porte-Saint-Martin, de la Renaissance, du Vaudeville... partout."
Sportif émérite, il pratique assidûment la boxe, nage beaucoup, notamment le crawl, cette nouvelle figure que lui ont enseignée au front des soldats américains. Il faisait encore régulièrement ses longueurs à 102 ans.
Mais voilà, "Bis repetita placent : il a fallu recommencer en 1940". Léon Weil se révèle d'une extrême pudeur sur l'Occupation. Ses origines ? Il est français, point. A l'époque, d'autres ne l'entendent pas ainsi. Il fuit Paris avec sa famille et se réfugie en zone libre. Le héros de guerre qui s'est battu en bleu horizon, dont deux frères sont "morts pour la France", devient un clandestin traqué, sous le coup de lois discriminatoires.
Léon entre dans la Résistance en septembre 1943, à Lyon. Sous le pseudonyme de Victor, matricule 02252, il devient agent de renseignement dans le réseau Gallia. Il assure la liaison avec les policiers résistants, s'occupe également de délivrer des faux papiers. "Nous changions sans cesse de nom et de domicile", se souvient sa fille. Il échappe à la Gestapo quand nombre de ses camarades sont arrêtés. Pourquoi, toujours pourquoi ?
Soixante ans plus tard, Léon Weil se souvient par coeur de la citation du général Juin, décernée en 1945. "Excellent agent de renseignement en territoire occupé par l'ennemi." Le résistant obtient une seconde croix de guerre, qui lui tient autrement à coeur que celle de 14-18. Elle lui semble la récompense d'un combat tellement plus juste, contre le nazisme.
Le devoir accompli, Léon s'en est retourné prendre sa place de citoyen ordinaire comme représentant de commerce en vêtements féminins. Jusqu'à l'heure de la retraite, dans les années 1960. Après toutes ces années volées à la mort, cet homme hors du commun reste taraudé par le sentiment d'injustice devant "tous ses pauvres gars morts à 20 ans". Le regard se fait vague. Il est temps de laisser le vieil homme à ses propres questions.
Benoît Hopquin
Parcours :
1896 Naissance à Paris, le 16 juillet.
1916 Mobilisé dans une division de chasseurs alpins.
1917 Participe à la bataille du Chemin des Dames.
1943 Membre du réseau de résistance Gallia, sous le pseudonyme de Victor.
1945 Cité par le général Juin pour ses hauts faits pendant l'Occupation.
1953 Obtient une deuxième croix de guerre au titre de la Résistance.